Tels des spectres, ils apparaissent au crépuscule, tirant à bout de bras leurs charrettes surchargées, se faufilant dans la circulation des quartiers aisés du nord de Bogota.
Par Ophélie LAMARD
Les recycleurs, prolétariat de l’ombre, arpentent chaque jour les rues de la capitale colombienne pour fouiller dans les poubelles des plus riches qu’eux et y trier les déchets qu’ils vendront pour une poignée de pesos.
Une armée de miséreux, hommes, femmes et parfois enfants, souvent des migrants venus du Venezuela voisin. Visage de cette pauvreté à laquelle tous les candidats à la présidentielle du 29 mai promettent de s’attaquer, dans un pays, quatrième économie d’Amérique latine, parmi les plus inégalitaires du monde.
En 2020, ils étaient 25.000, recensés par la mairie, à avoir cette vie de labeur comme principale source de revenus. Plus de 170 associations les représentent. Mais beaucoup n’ont aucune existence légale.
– Traction humaine –
En moyenne, ces recycleurs gagnent chaque jour entre 12.000 et 18.000 pesos (entre 3 et 4,25 euros), explique à l’AFP un responsable de l’association “Donne moi ta main”, Alvaro Nocua.
Bob noir sur la tête et sourire juvénile, Jesus Maria Perez, 52 ans, arpente les rues à la recherche de déchets. Cet ancien cuisinier vénézuélien vit depuis cinq ans seul en Colombie.
“Cette vie est dure, mais c’est ma seule option pour survivre”, confesse-t-il. “Je n’ai pas de papiers, donc je ne peux pas être inscrit au registre”.
Récupérant plastiques, bouteilles en verre et cartons, il peine à réunir “au jour le jour” son objectif quotidien de 40.000 pesos (9,50 euros).
Il empile ses trésors dans sa carriole de bois bricolée. Pas de cheval ou d’âne pour la tirer. La mairie, dirigée depuis 2004 par des maires de gauche ou centre-gauche, l’interdit au nom de la lutte contre la maltraitance animale.
C’est donc à la traction humaine –rares sont ceux qui peuvent se payer un engin motorisé– que les recycleurs travaillent, tirant à bout de bras leur engin sur des kilomètres.
Parfois, ce sont des familles. Les parents fouillent les ordures, les enfants patientent sur la charrette.
Bogota produit 7.500 tonnes de déchets chaque jour, dont 16% sont recyclées grâce aux petites mains qui font les poubelles.
L’avenir de la planète ici, ce sont avant tout les pauvres qui s’en chargent, alors que 78% des ménages colombiens ne recyclaient pas ou ne séparaient pas correctement leurs déchets à domicile en 2019.
“Les matériaux collectés sont ensuite traités et commercialisés auprès du secteur industriel”, explique M. Nocua.
– Intermédiaires –
A Bogota, à près de 2.500 mètres d’altitude, il y aussi parfois la pluie et le froid. Jesus enfile alors son imperméable pour se protéger des rafales.
Après des kilomètres, dernier arrêt devant un immeuble moderne du centre-ville pour trier le contenu d’un ultime bidon.
Direction ensuite “l’entrepôt”, une centaine de mètres carrés servant de hangar à déchets dans un quartier populaire du sud de la ville. L’odeur prend à la gorge. Cartons, papiers, plastiques, verre… tout est séparé, empilé, rangé.
Quadragénaire au visage marqué mais à l’allure proprette, Martha Munoz est la patronne des lieux. “Beaucoup de ceux qui viennent ici sont à la rue, ça leur permet d’avoir un petit revenu”, explique-t-elle.
“Moi j’ai pu élever sept enfants grâce à cet entrepôt. Ils ont tous un métier maintenant, l’un est avocat, l’autre ingénieur”, dit-elle.
Martha est l’une des nombreux intermédiaires qui revend ensuite, avec une marge jusqu’à 20%, à la quinzaine de grandes stations de tri de Bogota.
En 2013, les ramasseurs de déchets de la capitale ont obtenu une reconnaissance officielle, ce qui leur permet de recevoir, via les associations agréées, une partie des taxes d’assainissement perçues par la municipalité.
Le choc de la pandémie en 2020, et du sévère confinement imposé, a été rude. Des centaines de ramasseurs ont alors manifesté contre leur situation dramatique.
Ce jour-là, avec 25.000 pesos récoltés, Jesus ne pourra pas couvrir ses besoins quotidiens. Une fois déduits la location de sa chambre dans une pension et les frais pour garer sa charrette, il lui reste mille pesos. “Pas assez pour manger…”, dit celui qui a dû quitter son pays à cause de l’inflation.
Pour compléter, Jesus vend des bonbons et de sacs-poubelles devant un supermarché de quartier, pour réunir 10.000 pesos (2,36 euros) et pouvoir manger son “premier” vrai repas de la journée.
Le soir, il rentre dans sa chambre délabrée, dans un quartier de prostituées, pour se cuisiner un plat de riz sur un réchaud de fortune. Son rêve? “Pouvoir aller au Chili l’année prochaine”, où vit son fils unique.
Source: AFP