Depuis vingt ans, seuls des soldats, des réfugiés ou des rebelles se hasardaient à la frontière entre les frères ennemis de la Corne de l’Afrique, Ethiopie et Erythrée. Mais avec la normalisation de leurs relations, l’ancien no man’s land désertique est aujourd’hui frémissant d’activité.
Camions chargés de briques et de bois, carrioles de fruits et légumes et autocars de locaux rendant visite à leur famille traversent désormais la frontière sous l’œil bienveillant de soldats qui jusqu’il y a quelques mois se regardaient en chiens de faïence depuis leurs tranchées creusées dans le roc.
“On a tout ce qu’on n’avait pas avant, du plus petit au plus grand”, résume simplement Abraham Abadi, un commerçant de la ville érythréenne de Sénafé dont l’échoppe regorge de biscuits, boissons et autres marchandises venues d’Ethiopie.
Mais la réouverture de la frontière en fanfare cet été a aussi apporté son lot de problèmes, avec un afflux de réfugiés érythréens en Ethiopie et un marché des changes chaotique entre les devises de deux pays au développement économique très déséquilibré.
Autrefois province de l’Ethiopie, l’Erythrée a conquis son indépendance en 1993 à l’issue de plusieurs décennies d’une guerre sanglante.
La démarcation de la frontière a ensuite provoqué en 1998 un conflit de deux ans qui a fait des dizaines de milliers de morts, avant de se terminer par plus de quinze ans de guerre froide, l’Ethiopie refusant de se plier aux recommandations des Nations unies concernant le tracé de la frontière.
Jusqu’à l’arrivée au pouvoir à Addis Abeba du réformateur Abiy Ahmed qui a décidé en juin dernier de normaliser les relations entre les deux voisins.
Les vols entre Addis Abeba et Asmara ont repris en juillet, les ambassades ont rouvert et en septembre, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président érythréen Issaias Afeworki rouvraient main dans la main le poste-frontière de Zalambessa, point de passage historique entre les deux pays.
Cette réouverture a bouleversé la petite ville, assoupie par vingt ans de brouille. Étals de fruits et légumes, bazars et petits restaurants se succèdent le long de la rue principale.
“On vend des shidas”, la très classique sandale de la Corne de l’Afrique dont une paire géante trône sur une place d’Asmara, la capitale érythréenne, se félicite Ruta Zerai, dans l’échoppe de son père à Zalambessa.
A Sénafé, centre commercial à une vingtaine de kilomètres au nord de la frontière, le marché revit.
Deux fois par semaine, des groupes organisés de commerçants éthiopiens passent la frontière – tout juste débarrassée de ses champs de mines – pour venir livrer tout ce qu’ils peuvent, des cartes de téléphones – le réseau éthiopien parvient jusqu’à Sénafé – au précieux teff, cette céréale sans gluten à la base de l’injera, la galette typique de la Corne de l’Afrique.
Certains décident même de rester. “Je vis où je trouve un travail. Tant que j’ai un travail, je resterai ici”, explique Sanle Gebremariam, un changeur éthiopien qui officie au terminal des autobus de Sénafé.
Et le change entre les monnaies de deux pays, le nafka érythréen et le birr éthiopien, est un problème majeur des commerçants.
“On fait du commerce, mais le taux de change est trop instable, trop variable, c’est illégal”, se plaint Taeme Lemlem, qui tient un café à Zalambessa, se faisant l’écho de nombreux autres commerçants.
Selon Getachew Teklemariam, ancien conseiller du gouvernement éthiopien, le commerce frontalier, où les contrôles douaniers et d’immigration sont pratiquement inexistants, risque de créer une “guerre monétaire de l’ombre” entre les deux pays.
“Le taux de change est gouverné par des perceptions spéculatives des deux côtés de la frontière, alors qu’il devrait être guidé par une véritable stratégie commerciale”, juge le consultant éthiopien.
L’ouverture entre les deux pays suscitent des espoirs de développement qui se heurtent à la réalité d’un sous-développement érythréen, alors que l’économie éthiopienne enregistre des taux de croissance parmi les plus forts d’Afrique.
“Je suis très surpris. Je ne m’attendais pas à un tel niveau de développement”, s’étonne Simon Kifle, un soldat de l’armée de l’air érythréenne venu pour la première fois faire quelques courses à Zalambessa avant de retourner dans son pays.
Source: AFP