Devenir ministre d’un homme de fer au pouvoir depuis 27 ans, et garder sa liberté d’artiste? C’est l’heure d’un premier bilan pour le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun, ministre de la Culture du président Idriss Déby Itno depuis six mois.
Par Caroline CHAUVET
Affable et calme, moustache poivre et sel, cigare à la main devant le drapeau tricolore national, le ministre-cinéaste, 56 ans, aimerait parler “pendant des heures” s’il n’était pas emporté par le tourbillon de son nouvel agenda.
Début février, l’auteur de “L’homme qui crie”, grand prix du Jury à Cannes en 2010, a rejoint le club des créateurs qui ont franchi le pas de la politique après les écrivains Vaclav Havel en République tchèque et Jorge Semprun en Espagne, le musicien Gilberto Gil au Brésil ou son collègue cinéaste Raoul Peck en Haïti.
Avec un défi supplémentaire au Tchad: comment garder une marge de manœuvre sous la férule du président Déby, qui exerce un pouvoir sans partage sur le Tchad depuis qu’il a renversé Hissène Habré en 1990?
“Je suis dans ce gouvernement donc il faut être solidaire”, répond l’ancien journaliste qui reçoit dans un grand bâtiment presque vide de la capitale N’Djamena, où la crise a mis des chantiers à l’arrêt. “Je crois que quand on est ministre, on n’est pas là non plus pour jouer les trouble-fête.”
Avant d’embrasser une carrière ministérielle, le réalisateur avait présenté au festival de Cannes 2016 “Hissène Habré, une tragégie tchadienne”, documentaire qui donne la parole aux victimes et aux tortionnaires de l’ancien dictateur, condamné à perpétuité pour crime contre l’humanité.
Enquêter sur les crimes d’Hissène Habré pour finir au service de son ancien chef d’Etat-major, qui dirige le Tchad d’une main de fer, avec des témoignages d’opposants disparus, emprisonnés, torturés ou menacés?
“Je pense que ceux qui osent la comparaison entre Habré et Déby font injure aux dizaines de milliers de victimes qui ont subi les pires tortures dans les prisons de la DDS (ndr: les services de sécurité sous Habré), et à ceux qui, depuis 1990, peuvent s’exprimer librement”, a répondu à l’hebdomadaire français Le Point l’artiste.
Les relations avec M. Déby “se passent très bien”: “Le président accorde de l’importance à la culture car elle donne au Tchad une visibilité”, affirme le ministre.
“Je pense que Déby avait besoin d’un symbole et il a réussi”, persifle l’opposant Saleh Kebzabo, pour qui le plus célèbre cinéaste tchadien a mis “en danger son nom et sa réputation” en cédant à l’appel du pouvoir.
Le cinéaste né en 1961 à Abéché, dans l’est du pays, qui aimerait toujours appartenir à la famille des “artistes radicaux”, découvre en attendant la réalité et les contraintes du pouvoir, à commencer par le manque de moyens dans un pays pétrolier frappé par la chute des cours.
– Une bibliothèque, pas de livres –
“J’adore cuisiner. Et il faut savoir faire les meilleurs plats avec ce dont on dispose”, reconnaît celui qui a dû adapter son rêve d’ouvrir une école de cinéma au Tchad à la réalité. “L’idée est peut-être pour les mois à venir d’avoir un ciné-club, pour former des cinéphiles qui pourraient comprendre l’art de raconter des histoires”.
Autre chantier: la bibliothèque nationale. “Un bel édifice a été construit il y a cinq ou six ans. Il y a des rayons, mais il n’y a pas un seul livre. Mon premier souci est de collecter 13.000 ouvrages en six ans, dont 3.000 cette année.”
Le ministre veut aussi instaurer “un prix littéraire” dans son pays de 12 millions d’habitants dont plus de la moitié ne sait ni lire ni écrire. “Nous ne pouvons pas nous contenter d’ériger l’élection de miss Tchad comme la plus grande cérémonie culturelle de notre pays”, avait-il proclamé dans son discours inaugural en février sous les applaudissements – et quelques rires.
En tant que ministre du Tourisme, le cinéaste travaille avec l’Unesco pour l’inscription du parc national de Zakouma au patrimoine mondial. Problème: le tourisme est au plus bas dans ce pays considéré comme l’un des berceaux de l’humanité, mais dans la ligne de mire du groupe jihadiste nigérian Boko Haram.
“Le cinéma me manque”, reconnaît l’artiste dont le prochain film “Une saison en France” avec Sandrine Bonnaire doit sortir en France dans les prochains mois. “Je continue d’écrire. J’ai un ou deux scénarii qui sont prêts”. Ecrire pour rester libre?
Source: AFP