Un virus, un bateau: quand le commerce mondial, à flux tendu, déraille

Cette image satellite publiée par Maxar Technologies montre un aperçu détaillé du porte-conteneurs et des remorqueurs MV Ever Given dans le canal de Suez, le 29 mars 2021. AFP

Un virus, puis un bateau en travers d’un canal : deux grains de sable qui ont enrayé la mécanique à flux tendu du commerce international de marchandises, et révélé ses vulnérabilités, confinant parfois à l’absurde.

Par Eve SZEFTEL

“J’ai dit à un de mes clients que son parquet bloquait le canal de Suez, il ne m’a pas cru”, plaisantait samedi au micro de la BBC le patron d’une entreprise britannique spécialisée dans le bois.

Le parquet en question, ce sont des planches de chêne français, conditionnées en Chine, et coincées sur le chemin du retour à bord de l’Ever Given, qui transporte aussi une centaine de conteneurs de meubles Ikea.

La remise à flot de ce géant des mers a ouvert la voie lundi à une reprise du trafic sur le canal de Suez, par où transitent les marchandises fabriquées dans “l’atelier du monde” asiatique, et commandées en quelques clics par les consommateurs européens.

Si le bouchon est en cours de résorption, “cela montre une nouvelle fois la fragilité des chaînes d’approvisionnement, longues et complexes, et les limites du +just-in-time+”, à savoir une logistique pensée pour que les marchandises soient livrées “le jour où vous en avez besoin, voire le jour d’après”, explique à l’AFP Ian Goldin, professeur à l’université d’Oxford.

– Le coût des stocks –

Inspirée du taylorisme qui a vu naître la production à la chaîne, popularisée par Toyota, inventeur du “lean management”, cette organisation de la production “au plus juste” considère que “stocker n’est pas un investissement, mais un coût, et donc réduit le profit des actionnaires”, ajoute ce spécialiste de la mondialisation.

Le problème, c’est que “moins vous avez de stock, plus vous êtes interdépendant. Et plus vous êtes interdépendant, plus vous êtes vulnérable à des chocs”, poursuit l’économiste, rappelant le tsunami de 2011 au Japon, qui entraîna des pénuries dans l’industrie automobile.

Si le commerce mondial n’en est pas à sa première alerte, la crise du Covid-19 a provoqué un électrochoc : les témoignages de soignants contraints, faute de blouse, à se vêtir de sacs poubelle, travaillant sans masque et sans gants, ont marqué les esprits.

Les ruées sur le papier toilette ou les pâtes ont montré que l’archaïque réflexe de faire des réserves revient bien vite, même chez des consommateurs habitués à des livraisons ultra-rapides…

Recouvrer la maîtrise des chaînes de valeur est devenu une obsession, tant chez les gouvernants que chez les entreprises, qui ont commencé à “repenser leur dépendance aux flux tendus”, admet Soren Skou, le PDG de Maersk, dans un entretien au Financial Times de lundi.

“Le flux tendu, c’est super quand ça marche, mais quand ça ne marche pas, vous perdez des ventes. Et, dans ce cas, les pertes excèdent largement les économies réalisées grâce au +just-in-time+”, explique le dirigeant du plus gros armateur mondial (un cinquième de la flotte de porte-conteneurs).

– Demande en hausse –

La congestion des routes maritimes, qui allonge les délais de livraison, s’explique aussi par l’explosion de la demande qui a suivi la levée des restrictions en Asie, puis en Europe, malgré les reconfinements ponctuels. Une demande soutenue par les plans massifs de relance des deux côtés de l’Atlantique, qui ont porté l’épargne des ménages à des niveaux inédits.

Faute de pouvoir aller au cinéma, en vacances ou au restaurant, les consommateurs ont acheté des vélos d’appartement pour compenser la fermeture des salles de gym, des imprimantes et des ordinateurs pour le télétravail ou encore des jouets pour leurs enfants privés de distraction.

Résultat, “nous sommes au septième mois d’une poussée des importations jamais vue, tirée par une demande sans précédent de la part des consommateurs américains”, relevait récemment le directeur général du port de Los Angeles.

Or qui dit pénurie dit flambée des prix – qu’il s’agisse des matières premières, des coûts de transport ou, in fine,  des étiquettes. Un risque que les banquiers centraux surveillent attentivement.

Une partie de la solution pourrait venir des consommateurs, s’ils acceptent de payer plus cher des produits plus respectueux des normes environnementales et sociales : “dans le monde de demain, on devrait voir – espérons-le – moins de +fast fashion+, moins de consumérisme, moins de packaging”, avance Ian Goldin. “Mais c’est un processus lent et qui a lieu surtout dans les riches métropoles, comme Paris ou Londres”, nuance-t-il.