“La BD, ça peut être drôle mais ce n’est pas fait par des rigolos”, lance Ba Sylla Ousmane, spécialiste de l’édition, à de jeunes Ivoiriens avides de découvrir ce genre, qui malgré une profusion de dessinateurs, reste embryonnaire en Côte d’Ivoire.
Par Patrick FORT
“Aujourd’hui, le dessin et la BD ne pèsent que 2 milliards de FCFA (3 millions d’euros)” en Côte d’Ivoire, regrette ce professeur d’économie à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Ce chiffre est “bien supérieur dans d’autres pays”, relève le spécialiste de l’édition, à l’occasion du festival international de la BD et du dessin de presse, Coco Bulles.
Convaincus du potentiel artistique ivoirien et de l’avenir de la filière, les acteurs du secteur ont ainsi relancé, après 10 ans d’absence, ce festival qui s’est déroulé pendant trois jours en mars dans la station balnéaire de Grand-Bassam.
En 2015, le secteur de la BD a connu un chiffre d’affaires de 260 millions d’euros en France, selon le syndicat national de l’édition, et de 460 millions d’euros (hors manga) au Japon. “En France, il y a eu 39 millions d’albums vendus en 2015. Comparé aux 10.000 vendus en Côte d’Ivoire…”, commente M. Ousmane, persuadé que le secteur peut devenir porteur grâce “au numérique qui va permettre une accessibilité plus grande” et des prix plus attractifs.
Car malgré la profusion de dessinateurs ivoiriens de talent et la diffusion de nombreux dessins de presse et de strips dans les journaux, la bande dessinée ivoirienne est encore embryonnaire et les artistes doivent en général trouver des revenus complémentaires.
“Deux de mes titres ne sont vendus qu’à 1.500 FCFA (2,3 euros), l’auteur ne touche que 10% donc 150 FCFA sur un livre… On ne peut pas en vivre”, rxplique Benjamin Kouadio, le père du personnage de BD John Koutoukou, héros “moraliste et moralisateur” qui porte le nom d’un alcool artisanal souvent frelaté.
“Cela fait 27 ans que j’enseigne. A côté de ça, il y a quelques rares commandes d’illustration ou des bandes dessinées. On ne peut pas vivre pleinement en tant qu’auteur”.
Le dessinateur reste lucide: “Il faut comprendre que le public n’est pas nanti. Qui a suffisamment de ressources pour pouvoir acheter des livres ? Il y a des familles où les gens mangent à peine deux fois par jour, alors dire qu’ils vont débourser 3.000 FCFA (4,4 euros)…”.
– Planche de salut –
Il souligne aussi le problème de “la distribution et de la promotion” et note que la crise ivoirienne a ébranlé le réseau de librairies.
Beaucoup de dessinateurs vivent grâce aux journaux et magazines. Ainsi, l’hebdomadaire Gbich, visant à “détendre la République” publie de nombreux dessins de presse et planches. Une planche de salut pour Désiré Atsain qui collabore aussi au quotidien national FratMat.
“On peut en vivre à condition de travailler dans certains journaux. Aujourd’hui, Gbich regroupe plusieurs dessinateurs qui vivent de cet art. Travailler dans les journaux, ça permet à l’artiste de pouvoir vivre, payer son loyer et s’offrir un peu de confort”, explique-t-il.
“Mais tout auteur doit finir par les albums. On passe par la presse pour se faire connaître. Et aujourd’hui, la bande dessinée est un peu marginalisée parce que les maisons d’édition refusent de publier les bandes dessinées. Il n’y a même pas une dizaine de bandes dessinées (ivoiriennes) sur le marché.”, analyse-t-il.
“Une bande dessinée doit coûter au plus 5.000 FCFA (7,5 euros). Là au moins, les Africains peuvent acheter. Mais si ça va au-delà… Avec 10.000 FCFA, on peut acheter de la nourriture pour une semaine”, note l’auteur de la BD “Amour sur internet”.
Persuadée que l’Afrique de la BD peut décoller, Marguerite Abouet, la scénariste ivoirienne du best-seller “Aya de Yopougon”, une des rares Africaines à vivre uniquement de son art, insiste sur sa volonté de faire une BD africaine et pas du “travail de sensibilisation comme on nous demande souvent”.
“L’Afrique fait partie de mon imaginaire, c’est le noyau autour duquel je me suis construite, donc forcément toutes mes histoires viennent ou commencent en Afrique. Je n’ai pas à apprendre aux Africains à mettre un préservatif ou à se soigner. J’ai juste envie qu’on raconte autre chose, pas que du folklorique et des légendes”, déclare-t-elle.
“On a tellement de richesses (…) Je raconte l’histoire de vies humaines tout simplement. J’essaye de faire une chronique sociale. On peut avoir du succès dans ce métier qui est un vrai métier”, ajoute Marguerite, qui milite aussi pour l’ouverture de bibliothèques.
“J’ai découvert la BD à Paris à la bibliothèque dans le 18e arrondissement. C’était gratuit, j’étais étonnée. Ce n’est pas normal qu’Aya de Yopougon ne soit que pour les expatriés ou des gens assez aisés. J’aimerais qu’il y ait des bibliothèques partout en Afrique”, conclut-elle.
Source: AFP